En résidence au Théâtre des 13 vents à Montpellier, Chrystèle Khodr répète sa dernière création. Les premières de Silence, ça tourne seront jouées au TNP à Villeurbanne dans le cadre du Festival Sens Interdits, puis le spectacle partira en tournée en passant notamment par la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée. Pour l’heure, profitant en terrasse des derniers rayons du soleil d’octobre, l’artiste libanaise ne cache pas ses angoisses face aux échéances à venir. De retour au plateau pour la première fois depuis des années, elle poursuit l’apprentissage de son propre texte, qu’elle co-met en scène avec son acolyte Nadim Deaibes.
Deux écoles

La formation suivie par Chrystèle Khodr s’étend déjà, comme un présage, entre son Liban natal et l’Europe. Étudiante à l’Institut des Beaux-Arts de l’Université libanaise, elle suit d’abord un cursus où se mêlent théorie et pratique. Puis à Bruxelles, l’école Lassaâd, héritée de l’enseignement de Jacques Lecoq, achève de renforcer son attrait pour la création.
À travers le théâtre du mouvement et du jeu, notamment nourri de la Commedia dell’arte, elle développe une écriture qui se lie étroitement au plateau. « J’écris en dialecte libanais. Ce n’est pas de la littérature, le mouvement d’écriture vient en pensant à des acteurs que j’aime et avec qui je choisis de travailler. J’écris pour eux, pas pour publier. »
Pour la mise en scène, c’est encore autre chose : « C’est venu sur le tas. Tu fais un projet, puis un deuxième, et après, tu invites des gens à venir travailler avec toi ». C’est d’ailleurs au détour d’un solo qu’elle rencontre Patrick Penot, alors directeur du festival Sens Interdits. « Au début, c’étaient mes petites formes à moi, mais il est vraiment celui à qui je dois mon parcours professionnel et politique. »
Cet événement, elle le suit désormais depuis plus de douze ans avec une grande fidélité. À tel point qu’elle connaît la ville de Lyon exclusivement à travers ses théâtres, de l’Élysée à l’Asphodèle, des Subs à la Croix-Rousse en passant par les Célestins, et jusqu’au TNP cette année.
Deux systèmes
Cette expérience du théâtre public français a totalement modifié sa pratique. Elle qui avait, jusqu’à maintenant, créé toutes ses pièces au Liban se tourne désormais vers la France, comme pour la conception d’Ordalie en 2023. « Je n’aurais pas pu la créer dans la forme qu’elle a », reconnaît-elle en dénonçant l’absence de soutien institutionnel. « Ça pullule de vaudevilles, il n’y a plus qu’un tout petit espace pour proposer une réflexion. »
Résultat, l’argent public n’est pas une option, car le pays est en faillite, et les conditions de création sont impensables, tant les moindres frais sont exorbitants. « Quand j’ai commencé Ordalie, je ne pouvais pas payer le générateur, qui m’aurait coûté 750 dollars la semaine alors que je paie un acteur 250 dollars. Ce n’est pas normal. J’ai dû modifier ma semaine de répétitions pour travailler sur table au Beirut Synth Center, un espace co-dirigé par Ziad Moukarzel, l’ingé son de la pièce. »

Face à cette impossibilité, Chrystèle Khodr investit le CDN de Montpellier par le biais de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. « J’avais de quoi faire une création lumière ! », se réjouit-elle encore avec enthousiasme deux ans plus tard. « Ils m’ont offert un espace-temps pour essayer et pour me tromper. Je ne parle pas par misérabilisme, mais je n’ai pas ça au Liban, je n’ai pas d’espace de répétition. »
Au-delà de la pratique, c’est aussi tout l’écosystème du spectacle vivant qui pose question : « On ne voit plus les spectacles venus d’ailleurs, il n’y a plus de pièces qui tournent comme au début des années 2000. Quand je viens ici, je vois des spectacles, ça me fait du bien ».
Nourrir son théâtre
Il faut dire que l’artiste est une spectatrice aguerrie et se nourrit, depuis longtemps, des pièces et des sensibilités qu’elle rencontre. Elle convoque le souvenir de la chaîne télé Mezzo lors de ses études à Beyrouth, qui diffusait La Classe morte de Kantor et les chorégraphies d’Anne Teresa de Keersmaeker. L’été dernier, c’est avec joie qu’elle retrouvait la chorégraphe à la Carrière de Boulbon en assistant à son tout premier Festival d’Avignon, où se jouait également When I Saw the Sea de son ami Ali Chahrour.
Dans sa bibliothèque figurent par ailleurs les textes du dramaturge syrien Saadallah Wannous, de Heiner Müller ou de Brecht. « Ce ne sont pas ses pièces de théâtre, que j’ai lues au début de la crise financière au Liban en 2019, puis au moment de l’explosion du port de Beyrouth. C’est sa poésie. Elle m’a bouleversée, ça m’a fait tenir. »
Parmi ses références, le travail de Ziad Rahbani fait partie, pour elle comme pour beaucoup de Libanais, des incontournables. « C’est populaire au point où ses pièces entières sont retenues par cœur, parce que les gens les écoutent tout le temps. » Et puis il y a cette époque révolue, durant laquelle le théâtre tunisien pouvait tourner au Liban avec les pièces de Fadhel Jaïbi et de Taoufik Jebali, révélatrices d’un véritable désir de théâtre chez Chrystèle Khodr.
Silence, ça tourne

À quelques jours de la création de Silence, ça tourne, ce désir a surtout des aspects de nécessité. Dans cette pièce, qu’elle réécrit après en avoir présenté une première version en Suède en 2023, son regard se tourne vers le massacre du camp palestinien de Tel Al Zaatar, perpétré en 1976. Le récit est constitué à partir du témoignage d’Eva Ståhl, infirmière survivante, que Chrystèle Khodr a rencontrée dans le cadre de son écriture.
Un lien de transmission, comme un relais de mémoire, s’est alors établi entre les deux femmes, poussant la metteuse en scène à retrouver les planches. « Je n’ai aucune envie de monter sur scène, mais j’ai besoin de raconter cette histoire. C’est nécessaire et urgent que ce soit moi qui la transmette. »
Derrière cette création se pose en effet la question de l’impuissance face une autre horreur, malheureusement plus contemporaine. « Aujourd’hui, ce spectacle, je ne l’écris ni pour moi ni pour Eva, mais pour la Palestine. Je ne peux rien faire d’autre, je suis tellement en échec… Je n’ai pas envie d’aller au plateau, mais je dois le faire pour honorer les blessés, les morts et les disparus. Et aussi, surtout, pour résister. »
La version définitive du texte a seulement quelques jours, reste encore à se l’approprier. L’impensable y est décrit dans les moindres détails. Mais à force de les entendre, l’émotion est passée, assure l’artiste. L’heure est désormais à la transmission, et c’est le théâtre qui s’en chargera.
Un théâtre fragile
Au fil de notre conversation, le soleil a fini par se cacher derrière les toits des immeubles alentour et je me demande si, dans tout ça, il reste encore une place pour l’optimisme. « Au-delà de l’optimisme, je crois qu’il faut avoir la force de travailler pour pouvoir changer quelque chose », me répond Chrystèle. Et c’est là tout ce qu’on peut lui souhaiter, elle qui embrasse le théâtre dans ce qu’il a de plus sensible et fragile. « Ça me touche, dit-elle, quand toutes les réponses n’ont pas été trouvées. Ça ouvre plein de choses dans mon esprit. »
Silence, ça tourne de Chrystèle Khodr & Nadim Deaibes
Création au TNP – Villeurbanne dans le cadre du festival Sens Interdits
Du 29 au 31 octobre 2025
Durée 1h10 (sous réserve).
Écriture et jeu : Chrystèle Khodr
Mise en scène : Nadim Deaibes et Chrystèle Khodr
Scénographie et lumières : Nadim Deaibes
Son : Ziad Moukarzel
Tournée
6 et 7 nov 2025 au Théâtre La Vignette – Montpellier dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée
8 nov 2025 à La Bulle Bleue – Montpellier dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée
14 nov 2025 avec le Théâtre Molière Sète, à La Passerelle, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée
18 au 22 nov 2025 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles
26 au 30 nov 2025 à la MC93 – Bobigny
10 au 18 mars 2026 au Théâtre de la Bastille – Paris
20 mars 2026 au Théâtre Joliette – Marseille dans le cadre de la Biennale des écritures du réel