Une grande crinière rousse, de dos, se recoiffe dans le clair-obscur de la salle. Elle retire ses chaussures, quelques vêtements, puis dit simplement qu’elle a perdu la vue à Jérusalem — « ça n’a rien à voir avec Dieu, je n’y crois pas. » Elle, c’est Marceline Loridan-Ivens (Mireille Roussel, formidable).
Aimer après l’horreur des camps de concentration

Pour clore sa tétralogie de portraits de femmes — Nastassja Martin dans Croire aux fauves, Marion Bartoli dans Renaître, Nane Beauregard dans J’aime — la metteuse en scène Laure Werckmann a choisi de rendre hommage à la documentariste et survivante de la Shoah, disparue en 2018.
Ce portrait délicat, adapté de son récit autobiographique éponyme écrit quelques mois avant sa mort (L’amour après, éd. Grasset, 2018), pose une question fondamentale : peut-on aimer quand on a survécu à la Shoah ?
Sur scène, une Marceline jeune, puis plus âgée dans la seconde partie du spectacle, évolue entre deux longues rangées de chaises vides — symboles des absents, des disparus des camps. La réalisatrice, l’une des premières à avoir témoigné de la déportation dans Chronique d’un été (1961), raconte sans détour une existence tout entière traversée par le tragique, « comme si [elle] n’était jamais sortie des camps ».
Clair-obscur
Le plus étrange, sans doute, est de devoir reprendre une vie « normale » après la guerre. Il y a les traumatismes, innombrables, puis la bizarrerie des premiers émois sexuels — jusqu’ici, Marceline Loridan n’avait été nue que pour être tondue par les nazis à Birkenau. Il y a aussi les études manquées, les complexes d’infériorité, ces heures passées dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés à dresser des listes infinies de livres à lire pour combler le retard laissé par les camps.
Et puis, au sommet de sa vie, ce désir insensé que quelqu’un — même un inconnu — se fasse tatouer sur la peau son matricule de déportée.
Elle n’a pas eu d’enfant, mais elle porte en elle une histoire à transmettre.

Par endroits, l’autobiographie prend des allures de récit d’émancipation, condensant toute la seconde moitié du XXᵉ siècle : les rencontres avec Edgar Morin et Georges Perec, les mariages multiples avant la rencontre décisive avec le documentariste Joris Ivens, compagnon de route en Chine maoïste ; puis son engagement sans relâche pour un monde plus juste — l’indépendance de l’Algérie, le Manifeste des 343, la dépénalisation de l’avortement.
Un portrait sensible
Ce très beau témoignage, porté par le jeu d’une extrême sensibilité de Mireille Roussel, est sublimé par les lumières de Philippe Berthomé. Sur scène comme dans la salle, une boule à facettes déploie une clarté fragmentée, entre ombre et éclat. Un clair-obscur qui répond aux deux tentatives de suicide de Marceline Loridan autant qu’à son ardent désir de vivre. Toujours entre deux eaux, toujours avec délicatesse, L’amour après creuse un sillon singulier et bouleversant.
L’Amour après, d’après Marceline Loridan-Ivens
Créé le 7 octobre 2025 à La Filature – Mulhouse dans le cadre des Scènes d’automne en Alsace
Vu au Théâtre La Coupole dans le cadre des Scènes d’automne en Alsace
Le 10 octobre 2025
Durée 1h15.
Mise en scène et adaptation Laure Werckmann
Texte d’après le récit autobiographique de Marceline Loridan-Ivens écrit avec Judith Perrignon et publié aux éditions Grasset
Interprète Mireille Roussel
Musique Olivier Mellano
Lumière Philippe Berthomé
Scénographie Angéline Croissant
Régies Zélie Champeau et Cyrille Siffer
Costume Benjamin Moreau assisté de Clémence Delille
Perruque et maquillage Cécile Kretschmar
Collaboration à la mise en scène Noémie Rosenblatt
Chargée de Production Alexandra Puillandre
Administration Côté Zen